jeudi 17 novembre 2016

D33. 11 mars 1834 Lettre du consul (Ivan Paskevitch ; crise espagnole)

Lettre du 11 mars 1834 de Raymond Durand, à propos des opinions politiques du vice-roi Ivan Paskevitch et du rôle de la Russie dans la crise espagnole


Classement : histoire des relations franco-polonaises ; documents
Thèmes : crise belge ; crise espagnole ; situation du royaume de Pologne





Je transcris ci-dessous le texte d’un document du Centre des Archives diplomatiques de Nantes, inclus dans les archives du poste de Varsovie, fonds 722 PO/1, dossier 1 (1828-1838), trente-troisième document.
Les sauts de lignes dans l'original sont indiqués par le symbole « / ».
Les astérisques sont des appels de notes.


Texte

« Direction Politique
N° 8                                                                           Varsovie 11 Mars 1834


                                                                       Monsieur le Comte

A Son Excellence Mr le Comte Molé*
Président du Conseil Ministre des
Affaires Etrangères

Le Prince Paskewitsch* vient / de quitter Varsovie pour se rendre / à St Pétersbourg : son absence / durera, dit-on quelques semaines / et son retour précéderait le voyage / que l’Empereur* doit faire en / Pologne.
J’ai eu avant le départ du / Maréchal une assez longue entrevue / avec lui : j’avais à lui recommander / les intérêts de la Comtesse / Mikorska*, née Duchesse de Rovigo, / qui, par suite de démêlés de / famille, se trouve aujourd'hui dans / une position affligeante. Le / Maréchal a pris cette occasion / sans beaucoup d’àpropos, comme / Votre Excellence peut le voir, pour / me parler de l’opinion que Nos / journaux et quelques Membres / de nos chambres avaient exprimée

Feuillet 2

au sujet de la Pologne.
J’avais déjà remarqué, et je l’ai / mandé à Votre Excellence, à quel / point nos discussions Parlementaires / et la polémique des Gazettes / irritent le Gouvernement Russe. / Soit que le Maréchal y ait mis / de l’intention, soit qu’il n’ait / pas su maitriser ce sentiment, / il m’a parlé avec impatience / du jugement qu’on porte en / France sur les affaires de ce / Pays. « On oublie, m’a-t-il dit, que ce Peuple est un peuple révolté, et que l’Empereur, qui est le / meilleur des hommes n’a pas / sévi comme il aurait pu le faire / contre des mauvais sujets ; songez, / Monsieur, qu’il n’y a pas à / Varsovie 40 personnes qui n’aient / été compromises ; et que l’Empereur / a été bien clément en oubliant / leur crime. Pourquoi donc en / méconnaissant ce fait dénature-t-on / à plaisir les actes de l’administration

Feuillet 3

et la conduite de l’Empereur. »
La réplique était facile et Votre / Excellence peut être persuadée / que je n’y ai pas manqué : / réduire les articles de journaux / à leur valeur, donner aux votes / successifs de nos chambres le / caractère d’une marque d’intérêt, / d’une consolation aux malheurs / de l’exil, a été le fonds de ma / réponse. Mais évidemment le / Maréchal était de mauvaise / humeur et sans autre transition / il s’est mis à me parler de la / rébellion de la Belgique* ; « Qu’ont-ils / fait à Bruxelles ? Voyez, ce / sont partout les mêmes hommes, qu’ont-ils fait avec leur Roi* ? - Prince ai-je dit en l’arrêtant, ce qui a été fait à Bruxelles a / été approuvé par la conférence / de Londres* et ce ne devrait pas / être à moi à vous rappeler que / la Reine des Belges* est fille / du Roi des Français. - Mais,

Feuillet 4
a répliqué le Maréchal, ils / n’avaient aucun grief ; comme / les Polonais, les Belges se sont / révoltés sans raison. Nous avons / été cléments, magnanimes ; l’assaut / pouvait être une boucherie, j’ai / arrêté le soldat, il n’y a pas [eu] un / meurtre, pas un vol. Que veut-on donc de plus ? Nous voulons ramener / ce Pays à l’obéissance ; c’est un Pays / conquis, c’est une conquête. - Prince / ai-je dit, il y a mieux c’est un / Pays vaincu, et il y a X* ans de / cela. - Eh ! bien, a repris le Maréchal, / ce sont encore des rebelles, des / mauvais sujets et cependant votre / administration, votre justice ne sont / pas plus paternelles qu’ici. - Je ne veux point, Prince entrer dans / une comparaison. - On a parlé / d’enfants enlevés à leur mère, de / violences ; qu’avons-nous fait ? Les / orphelins que la guerre avait laissés / sur le pavé, nous les avons ramassés, / ceux que la misère dévorait nous / les avons pris et nourris. Voyez, à

Feuillet 5

l’heure qu’il est il y a là dans mon / antichambre 150 femmes qui viennent / me présenter des suppliques pour les / débarrasser d’enfants qu’elles ne / peuvent nourrir. Que feriez-vous en France ? moi je les envoie en Russie / où ils sont plus heureux qu’ici, / je donne de l’argent aux mères, est-ce / là de la cruauté ?
- C’est une vieille querelle que / Vous réveillez là, Prince, ai-je répondu. / Je sais jusqu'où s’étend la charité / personnelle de Votre Altesse ; je sais / aussi que la continence du soldat / après l’assaut doit lui être attribuée, / cet honneur lui est dû, et l’Europe / et en particulier la France, dont / Elle se plaint, le lui a rendu : / mais si la guerre produit des / maux pourquoi la paix et la soumission ne les effacent elles / pas ? - Ce sont des mauvais / sujets, il faut qu’ils soient punis / et je répugne cependant à la / rigueur. Qu’est-ce que le Roi de / Hollande* avait fait aux Belges ?

Feuillet 6

- Ce serait ai-je dit un trop long / exposé à vous faire, Monsieur le / Maréchal, et sans parler du reste, / le Roi de Hollande ne leur montrant / pas d’affection ils ne lui en / accordaient pas. - Ah ! Monsieur / si nous sommes à discuter les / affections des Rois ! - Eh ! bien oui, Prince, c’est à peine s’ils / peuvent avoir des affections encore moins des prédilections pour certaines fractions de leur Empire.
Là-dessus le tambour de la / parade est venu mettre fin à une / conversation qui prenait un tour / sérieux : j’y avais été aussi peu / préparé que Votre Excellence / peut se l’imaginer. J’espère / toutefois qu’Elle ne désapprouvera / pas l’attitude que j’y ai prise. / Je dois ajouter que le Maréchal / a toujours conservé pour moi / personnellement un langage et / des manières très bienveillantes et / que nous nous sommes quittés dans / les meilleurs termes : de sorte que le

Feuillet 7

motif de cette boutade du Maréchal / m’échappe : on dit que depuis / quelque temps son caractère est / devenu irascible et violent, et on / attribue ce changement à son / état de santé. Un désordre intérieur / qui le fait souffrir cruellement l’a / souvent obligé à demeurer enfermé / chez lui. Mais cependant il me / semble difficile que sans autre motif / le Maréchal se soit départi de / l’attitude silencieuse et réservée qu’il / garde avec tous surtout avec les / agents étrangers.
J’ai rendu compte à Votre / Excellence de cette conversation / parce qu’elle m’a semblé non pas / très intéressante en elle-même / mais curieuse comme reflet des / opinions et des jugements d’une / capitale plus septentrionale que / celle-ci. Varsovie est sous ce rapport / un petit Pétersbourg et je n’en / voudrais pas d’autres preuves que la / manière dont j’ai entendu parler / des Affaires d’Espagne*. Quoique ces affaires / ne soient pas du ressort de ma /

Feuillet 8

circonscription consulaire je pense / qu’il est de mon devoir lorsque je / crois être bien informé de mander / à Votre Excellence ce que j’ai appris. / Le confident du Prince Maréchal, personnage connu en Europe pour / y avoir rempli diverses missions / diplomatiques, le Prince Kozloffski*, / qui a su en Russie s’arroger sans / danger le droit de tout dire, me / disait que nous ne faisions pas / assez attention en France à la fortune / de Don Carlos*. Il est, m’a-t-il ajouté / sans mystère, soutenu par l’Empereur / et c’est moins comme Roi d’Espagne / que comme ennemi de la France / qu’on espère en son succès. Croyez / en mes paroles. J’aime la France, / j’honore la famille Royale et je / porte un respectueux attachement / au Roi qui m’a montré dans plus / d’une occasion une bienveillance / dont le souvenir m’est toujours / précieux je ne voudrais pas vous / tromper je connais mon Gouvernement, / l’Empereur est implacable dans ses

Feuillet 9

aversions ; il ne pardonne pas à la / France et lui attribue des maux dont / elle n’est certainement pas responsable. / Les succès de Don Carlos lorsqu’il / en a sont des représailles pour le / cœur de l’Empereur : n’ai-je pas vu / dernièrement à Töplitz* toutes les / manœuvres qui ont été faites pour / engager Mr de Metternich*, sur de / faux bruits de quelques succès / Carlistes, à prendre des résolutions / aux quelles il avait fini par / accéder ; c’était un grand parti / pris : les rapports sont arrivés, la / situation réelle de Don Carlos a été / connue et Mr de Metternich se / croyant mystifié n’a pas pu / pardonner à l’Empereur Nicolas / d’avoir été engagé aussi loin. / quoiqu’on fasse en France des / dispositions resteront toujours les / mêmes de notre par.. Vous pouvez l’écrire à Votre Gouvernement ; votre / attitude à Pétersbourg suivra les / variations de la cause Carliste ; / et vous pouvez Vous attendre à tout si / elle réussit.
J’ai répliqué de mon mieux au

Feuillet 10

Prince Kozloffski et comme la / suite de Notre entretien n’avait / pas d’intérêt pour Votre Excellence / je crois devoir terminer ici une / dépêche que je me reproche déjà / d’avoir fait sortir des limites que / je suis dans l’obligation de m’imposer / pour ma correspondance.
J’ai l’honneur d’être
[signature pro forma]                                  xxx xxx

P.S. du 28 Mars
J’avais attendu une occasion / sûre pour adresser cette dépêche à / Votre Excellence : il s’en présente une / pour Vienne, j’ai cru devoir prendre / la précaution de la chiffrer, afin / d’éviter les accidents si les douanes / poussaient la curiosité jusqu'à / visiter le portefeuille du voyageur / qui en est porteur.
On a des nouvelles du / Mal Paskewitsch ; il est arrivé à / Pétersbourg. Son retour est toujours / attendu au milieu du mois prochain. Je n’ai rien appris de nouveau sur / les mouvements militaires qui ont / lieu dans le Royaume. »


Notes
*Raymond Durand (1786-1837). Voir la page Raymond Durand, consul de France à Varsovie (1826-1837)
*Mathieu Molé (1781-1855), ministre des Affaires étrangères du 11 août au 2 novembre 1830 (gouvernement sans président du Conseil) et, ultérieurement en 1835-1836 ; cette adresse ne paraît pas approprié à la date du 11 mars 1834, Victor de Broglie étant encore à ce moment ministre des Affaires étrangères du gouvernement Soult
*le Prince Paskewitsch : Ivan Paskevitch (Ivan Fiodorovitch Paskevitch, 1782-1856, en polonais Iwan Paskiewicz) ; militaire russe, nommé maréchal en 1829 après le traité d’Andrinople entre la Russie et la Turquie ; commandant de l’armée russe lors de la prise de Varsovie en septembre 1831 ; nommé vice-roi (en polonais : namiestnik) du royaume de Pologne (de 1831 à 1856) ; titré « comte d’Erevan », « prince de Varsovie »
*l’Empereur : Nicolas 1er (Nicolaï Pavlovitch Romanov, 1796-1855), tsar de Russie et roi de Pologne après la mort de son frère Alexandre 1er en 1825 ; couronné roi de Pologne en 1829 à Varsovie ; déchu du trône de Pologne par la Diète en janvier 1831
*la Comtesse Mikorska, née Duchesse de Rovigo : Louise Savary (1807-1870), fille de Jean-Marie René Savary (1774-1833), duc de Rovigo, ministre de Napoléon (lien), épouse du comte Romain Alcibiade Augustin Mikorski (???-1850) (lien)
*la rébellion de la Belgique : à partir du 25 août 1830, les provinces méridionales du royaume de Hollande se soulèvent ; l’indépendance de la Belgique est proclamée le 4 octobre et reconnue au plan international le 20 janvier 1831
*leur Roi, le roi de Hollande : Guillaume 1er (1772-1843), roi de 1815 à 1840
*la conférence de Londres : tenue à partir du 4 novembre 1830, elle réunit la France, la Grande-Bretagne, l'Autriche, la Prusse, la Russie et les Pays-Bas
*la Reine des Belges : Louise d’Orléans (1812-1850), fille de Louis-Philippe, épouse en août 1832 de Léopold 1er (1790-1865), roi des Belges de juillet 1831 à 1865
*X ans : le document semble donner le chiffre « 7 », ce qui ne concorde pas avec la date d’en-tête (1834)
*les Affaires d’Espagne : suite à la mort de Ferdinand VII (1784-1833), roi d’Espagne de 1814 à 1833, un conflit a lieu entre don Carlos/Charles, frère du roi, et Marie-Christine de Bourbon-Siciles (1806-1878), épouse de Ferdinand et régente au nom d’Isabelle II (1830-1904), reine d’Espagne de 1833 à 1868 ; la France, la Grande-Bretagne et le Portugal apportent assez rapidement leur aide à la régente et aux libéraux espagnols
*le Prince Kozloffski : Pierre Kozlovski (Piotr Borisovitch Kozlovskiï/Пётр Бори́сович Козло́вский, 1783-1840), diplomate et homme de lettres russe ; en 1836, il devient membre du Conseil d’administration du royaume de Pologne
*Don Carlos : Charles de Bourbon (1788-1855), frère de Ferdinand VII
*Töplitz ou Teplitz (aujourd’hui Teplice, République tchèque), ville située à 50 km au nord-ouest de Prague ; lieu de rencontre fréquent entre les représentants de la Saint Alliance
*Mr de Metternich : Klemens von Metternich (1773-1859), ministre des Affaires étrangères d’Autriche de 1809 à 1848, chancelier de 1821 à 1848



Création : 17 novembre 2016
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les archives du consulat de France à Varsovie (1828-1851)
Page : D33
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